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Grotte d'OUVÉA - 5 mai 1988

Publié le par road-movie

Un témoignage direct sur les assassinats lors de l'assaut 


 

d'après Le Monde.fr du 3/11/2011- Celui qui était alors chef du GIGN, Philippe Legorjus, personnage central de cette affaire, et le journaliste du "Monde" Jacques Follorou publient, le 3 novembre, "Ouvéa, la République et la morale" (Plon), qui retrace, par la voix de l'ex-gendarme, ces événements.

 

Le 5 mai 1988, au matin, sur l'île d'Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, des forces spéciales françaises et le GIGN prennent d'assaut une grotte où sont détenus une vingtaine de gendarmes par des indépendantistes kanak. Au terme de combats très violents, dix-neuf ravisseurs et deux militaires sont tués. C'est l'épilogue d'une crise dont l'issue sanglante est largement imputable au climat tendu d'une élection présidentielle qui oppose le premier ministre sortant, Jacques Chirac, et le président, François Mitterrand. C'est aussi le résultat d'un manquement de la République à ses devoirs sur fond de drame colonial qui fait resurgir les fantômes de la guerre d'Algérie.

 

L'origine

Le 7 mai 1988, deux jours après l'assaut contre la grotte et la veille du second tour de l'élection présidentielle, Jacques Chirac, candidat néogaulliste, qui vivait ses dernières heures de chef du gouvernement, laissa échapper cette formule à propos des Kanak impliqués dans les événements d'Ouvéa : "La barbarie de ces hommes, si l'on peut les appeler ainsi." Prononcés dans la foulée de la libération des otages et au coeur d'une bagarre électorale très tendue, ces mots ne choquèrent pas grand monde. La métropole était si loin de la terre calédonienne, les informations qui avaient filtré étaient si parcellaires, les fantasmes les plus farfelus sur les exactions des Mélanésiens ayant été relayés complaisamment, cette déclaration passa même pour du bon sens. Pourtant, tout était dit dans cette expression que certains mettront sur le compte de l'émotion. Elle livrait, à mes yeux, sans hypocrisie, une clé essentielle pour comprendre qu'Ouvéa n'avait pas débuté le 22 avril 1988 lors de la prise d'otages des gendarmes à Fayaoué.

Je savais aussi qu'un jour il me faudrait l'expliquer. Il fallait que je trouve une cohérence et un sens à ces deux semaines qui marquèrent ma vie. L'homme d'action que j'étais au GIGN avait toujours accepté d'être un chaînon dans un processus que je ne maîtrisais pas ni avant ni après l'intervention. Cette fois-ci, le citoyen, en moi, exigeait de comprendre. D'où cela était-il venu ? Quelles avaient été les conséquences ? Pourquoi à ce moment ? Autant de questions qui attendaient des réponses pour ne plus subir l'événement, pour transformer en raison et en énergie positive ce qui avait été un choc, un déchirement intérieur, pour mieux le digérer et avancer. Cette crise trouve son origine dans l'histoire des relations entre la France et la population mélanésienne. La colère d'Alphonse Dianou, le chef des ravisseurs, et de ses camarades retranchés dans la grotte est née près d'un siècle et demi auparavant dans l'histoire coloniale de notre pays. (...)

C'est la seconde guerre mondiale qui fait entrer la Nouvelle-Calédonie dans le monde moderne. L'installation, en 1942, du général américain Patch et du million de GI qui transiteront sur cette île, puis le retour des tirailleurs kanak du bataillon du Pacifique font apparaître les contradictions de ce territoire. En 1945, le droit de vote est ainsi accordé à 1 144 Mélanésiens, les anciens combattants, les chefs de tribus et les pasteurs. Un an plus tard, les Kanak obtiennent la liberté de résidence et de travail sur l'île. Ils peuvent enfin circuler à leur guise, de jour comme de nuit. Le travail forcé est aboli et le code de l'indigénat est supprimé le 5 avril 1946. (...)

La Nouvelle-Calédonie comptait entre 60 000 et 100 000 habitants en 1853 quand la France prit possession de ce territoire. Les Kanak n'étaient plus que 20 000 en 1920. La faute en incombe à l'irruption des Blancs, aux révoltes, à la répression violente et aveugle, aux nombreux suicides et à l'alcool qui cachent un désespoir infini, ainsi qu'aux armes à feu qui sont en libre circulation. Le nombre d'autochtones grossira de nouveau à partir de 1946 alors que s'amorce la décolonisation. L'heure de la liberté semble avoir sonné. (...)

La cassure

Mais que répondre à la population mélanésienne quand le nouveau gouvernement dirigé par Jacques Chirac, élu en mars 1986, s'applique, depuis sa nomination, àdétruire tous les acquis politiques et culturels obtenus par les Kanak ? Que peut-onexpliquer enfin quand une grande démocratie occidentale renie sa parole et recolonise un territoire en voie d'émancipation ? (...)

Pour démontrer à tout prix la faible représentativité de la minorité indépendantiste, le gouvernement Chirac reprend à son compte l'idée d'organiser un référendum sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie. Le 13 septembre 1987, les indépendantistes appellent à l'abstention et sont suivis par le peuple kanak dont 85 % ne se rendent pas aux urnes. Les anti-indépendantistes crient cependant victoire avec une participation de 59 %, supérieure à ce qu'ils espéraient, et 96 % de votes favorables au maintien dans la République. Mais quelle valeur accorder à ce référendum ? Que pouvait-on construire sur un tel simulacre de démocratie ? Comment ne pas aggraver plus encore la cassure ? Pour la première fois de notre histoire de l'outre-mer, l'application formelle de la démocratie vient de légitimer et degarantir une situation coloniale. (...)

Dans ce contexte, beaucoup de Kanak ressentent un sentiment d'exclusion et de marginalisation. Plus grave, ils ont le sentiment que ce système ne changera jamais et conduira inéluctablement à leur disparition en tant que peuple. Pour le bureau politique de FLNKS, l'organe dirigeant des indépendantistes, les pouvoirs publics, à Paris, sont aveugles. (...) Fin 1987, de retour de Nouvelle-Calédonie, Robert Le Foll, député socialiste de Seine-et-Marne, délégué national aux DOM-TOM, ne cache pas son inquiétude. Le drame est proche. L'Etat est absent. Il ne joue plus son rôle d'arbitre entre deux communautés. La République s'est dissoute dans une logique de bande. Elle a détruit le dernier crédit que les Kanak pouvaient lui accorder. Le fragile dialogue qui avait, jusque-là, été préservé entre les Mélanésiens et les loyalistes s'est brisé sur une logique partisane et coloniale. (...)

La faute

L'enquête judiciaire ouverte sur la mort suspecte après la fin de l'assaut d'Alphonse Dianou, le chef des ravisseurs indépendantistes, a livré des éléments. L'examen confirme la blessure par balle au niveau du fémur et des lésions au niveau du sternum pour lesquelles la justice évoque l'hypothèse du passage à tabac "post-assaut". Enfin, la disparition de la perfusion a ouvert la voie "à un accident par hémorragie". Néanmoins, les médecins légistes ne concluent pas de manière définitive sur l'origine de la mort mais indiquent que l'intéressé aurait dû être dirigé d'urgence vers un centre hospitalier spécialisé. (...)

Pour ma part, je peux assurer que Dianou a été récupéré en milieu d'après-midi, le 5 mai 1988, déjà très mal en point. Mais aucun soin ne lui a été apporté depuis la sortie de la grotte, en fin de matinée. Son transport en civière a été effectué par ses camarades pendant une heure environ. Le convoyage en camion qui a suivi jusqu'à Saint-Joseph, les arrêts brutaux, les zigzags n'ont rien fait pour arranger les choses. Je m'interroge encore sur le traitement que Dianou a pu subir dans le camion. Résultat : il est mort, en fin de journée, en arrivant à l'aérodrome d'Ouvéa, à Ouloup, alors que je l'avais quitté, à la mi-journée, dans un état qui n'inspirait pas d'inquiétude. (...)

Les conditions dans lesquelles a été tué Wenceslas Lavelloi, l'ancien sous-officier de l'armée française, apparaissent moins mystérieuses. Dix minutes après la fin de l'assaut contre la grotte, alors que les armes se sont tues, des hommes du 11eChoc sont venus le chercher parmi les prisonniers devant un témoin direct qui me l'a rapporté, il a été conduit à l'écart dans la forêt et tué d'un coup de feu. (...)

Par ailleurs, je veux parler d'un autre cas que ni moi ni personne n'a jamais évoqué. Ce 5 mai 1988, alors que je quitte la cuvette avec mon adjoint Jean-Pierre Picon, nous nous engageons sur le sentier pour rentrer. Je tombe sur le cadavre d'un jeune Mélanésien. Je pense alors qu'il s'agit d'un combattant blessé venu mourir là. Ce garçon, en réalité, je l'apprendrai d'un témoin de la scène, quatre semaines plus tard, a été tué par un gradé de l'EPIGN après la fin de l'assaut. Pourtant, il n'avait rien à voir avec les preneurs d'otages, il apportait chaque matin de la nourriture et de l'eau aux occupants de la grotte. Il avait réussi à échapper aux balles perdues et au déluge de feu et était désarmé. Il ne savait pas que la mort rôdait encore alors que tout était terminé. (...)

Ces exactions sont inadmissibles, et peut-être en existe-t-il d'autres dont on n'a jamais eu connaissance durant ce moment trouble où la République a été dévoyée pour des raisons de basse politique. Ce qui a rendu possibles ces règlements de compte a pour moi, en grande partie, son origine dans la décision du pouvoir civil de se défausser sur l'autorité militaire dès le début de l'affaire. Pour légale qu'elle soit, cette procédure a eu pour effet de substituer la logique de l'affrontement à toute autre qui soit fondée sur un authentique souhait de dialogue. La mécanique était alors enclenchée, à l'initiative du pouvoir exécutif, qui contenait en germe les risques inhérents à toute action de force. (...)

MM. Mitterrand et Chirac pouvaient éviter ce massacre, ils ne l'ont pas fait. Ils pouvaient s'accorder pour désigner le médiateur que réclamait le FLNKS. L'Elysée avait suggéré à Matignon un nom, Roger Leray, qui agréait à toutes les parties, Kanak et Caldoches, mais Jacques Chirac n'a pas voulu répondre, espérant tirerun profit politique de l'assaut. Puis le chef de l'Etat a donné son feu vert à l'opération alors qu'il aurait pu s'y opposer, mais il ne voulait pas prendre le risque politique d'être accusé de laxisme à quelques jours du second tour de l'élection présidentielle. Enfermés dans leurs rôles de candidat, ils ne se sont pas donné les moyens de trouver une issue pacifique. (...)

Le plan secret

En 1990, Edgard Pisani, chargé de la Nouvelle-Calédonie au sein du gouvernement de Laurent Fabius, puis à l'Elysée lors de la cohabitation entre 1986 et 1988, m'a révélé l'existence d'un plan monté, à partir du 2 mai 1988, avec son équipe pourlibérer les otages sans violence en liaison avec Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné. (...) Le 4 mai au soir, la veille de l'assaut, les négociations avec les Kanak sont terminées. A 18 heures, François Mitterrand valide le plan Pisani. Le président de la République a également donné, la veille, le 3 mai, un autre feu vert, celui-là au ministre de la défense, André Giraud, pour l'assaut armé contre la grotte. Il conserve ainsi deux fers au feu. L'Histoire retiendra qu'il a aussi voulu privilégierune solution pacifique, ce qui est vrai sur le terrain des valeurs.

A lire également "Mourir à Ouvéa, le tournant calédonnien" de Edwy Plenel et Alain Rollat. La découverte/le Monde 1988

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